Muriel
Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013,
p.309-311
L'art,
ou comment soulever le voile des illusions
“Pour
ces victimes à la recherche de leur vérité, les productions
artistiques (la littérature, les romans, le théâtre, la poésie,
la musique, les arts plastique, le cinéma) peuvent donner des
éléments de réponse et peuvent briser leur sensation de solitude,
leur offrir un miroir fidèle qui enfin ne les mystifie, qui leur
donne raison, qui leur montre que ce qu'elles vivent et ce qu'elles
ressentent existe vraiment et peut même faire le sujet d'un roman,
et peut par-là même leur redonner une dignité. L'Art,
contrairement à la nudité crue d'un témoignage, ouvre de multiples
possibilités de liens, de résonance avec notre propre histoire, car
il s'agit d'un réservoir de représentations, de sensations, de
perceptions sensorielles, d'affects, qui vont nous toucher par leur
beauté, c'est à dire leur grande justesse, et qui vont nous
permettre de circuler par touches légères à l'aide de chaînes
associatives intimes sur le terrain même de notre mémoire
traumatique, sans courir le risque qu'elle explose et mette un terme
brutal à toute remémoration. C'est le mouvement perpétuel entre la
chose représentée (métonymie) et sa représentation métaphorique
(oscillation métaphoro-métonymique décrite par Guy Rosolato) qui
permet d'instiller une dynamique de mouvements et de représentations
empêchant le réveil de la mémoire traumatique. Tout se passe comme
si aucun survoltage ne peut se mettre en place car le courant est
continuellement dévié ou modulé : les violences initiales peuvent
alors être approchées sans risques, , et entrevues. L'art, en ne
sombrant pas dans la démonstration et la morale, mais en se
développant dans l'hypermorale (Georges Bataille, La Littérature et
le Mal), c'est-à-dire dans l'authenticité et la fidélité à une
cohérence interne, peut exposer au grand jour la réalité des
violences sans que celles-ci aient un potentiel traumatisant et
mortifère. L'Art n'est pas une tête de Méduse, il a cette capacité
de pouvoir rendre compte avec fidélité de la violence, de
l'intimité psychique d'un agresseur, sans complaisance coupable et
donc sans danger de pétrification, de fascination et d'addiction,
l'horreur y devient regardable et représentable. Bien avant les
médecins, les psychologues et les politiques, les artistes avaient
rendu compte de la réalité des maltraitances graves que subissaient
les enfants. Les contes, la littérature pour enfants, les romans du
XIX° et XX° siècles regorgent de violences inouïes faites aux
enfants. La réalité des violences faites aux femmes, notamment des
violences sexuelles et conjugales, a traversé quantité de romans.
Lacan nous avait prévenu, qui énonçait : « Le seul avantage qu'un
psychanalyste ait le droit de prendre de sa position , lui fut-elle
reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa
matière, toujours l’artiste le précède et qu'il n'a pas à faire
le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie ».
L'artiste,
producteur d'une vérité qui relie les victimes à la vie
Et
si lui seul, l'artiste, a cette possibilité, ce « droit » de
révéler cette réalité taboue, cette violence inouïe, incongrue,
incohérente, incompréhensible, tapie là où on ne l'attend pas, là
où elle ne devrait pas exister, c'est que son statut au sein de la
société, l'y autorise. La société, sauf dans les régimes
totalitaires, tolère l'artiste et son activité subversive parce que
celle-ci fait office de soupape de sécurité dans sa révélation
d'une vérité qui relie les victimes à la vie et évite à nombre
d'entre elles de basculer (dans le néant de la mort, de la folie, de
la violence). Cette vérité est suffisamment maquillée par les
fonctions de divertissement, de plaisirs esthétiques et
intellectuels, voire même, comble d'une récupération perverse, par
la fonction élitiste que l'on peut prêter (comme avec la musique
classique) à l'activité artistique. Le danger qu'elle pourrait
représenter de par la dénonciation des violences est considéré
comme accessoire, de même que son potentiel révolutionnaire de
remise en cause des inégalités et des systèmes de discrimination.
L'art fait des liens, sur fond de vérité et de représentations. Il
peut ainsi aider à survivre, à dénoncer, à comprendre, à guérir.
Mais rejoindre « le monde des vivants » va rester souvent
difficile, la mécanique d'autodestruction nichée au cœur de soi,
le manque cruel d'estime de soi qu'elle génère, s'ils peuvent être
mis en lumière par l'art et reconnus, n'en seront pas pour autant
désamorcés faute d'avoir tous les outils pour en comprendre les
mécanismes intimes.
L'activité
artistique : un atout essentiel pour les victimes
Avoir
une activité artistique peut être un atout essentiel pour les
victimes, cela leur offre un espace pour arriver à mettre en scène
leurs affects et leurs émotions en les saturant de processus
psychiques secondaires par des mots, des sons, des images, afin
d'exprimer plus ou moins consciemment là aussi une vérité qui va
se donner à voir en donnant le sentiment d'une perfection qui signe
un sentiment de retrouvailles avec soi, d'exaltation qui pourra être
partagée et donc authentifiée, et souvent même enrichie par les
lecteurs, les auditeurs ou les spectateurs de son œuvre. Sans aller
jusqu ‘à devenir un artiste, il est déjà très important et très
utile pour les personnes ayant été victimes de violences d'écrire
leur histoire, de décrire ce qu'elles vivent, ce qu'elles ressentent
(témoignage, journal intime…), de traduire des émotions par des
poèmes, des dessins ou des peintures. Ces représentations vont les
aider à comprendre ce qui s'est passé, à s'analyser, et leur
donner de meilleurs outils intellectuels pour moduler leur mémoire
traumatique, pour se parler et s'auto-apaiser en cas d'angoisses
déclenchées par des réminiscences.”
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