SNG l'original

SNG l'original

Mindful Essen



J'avais rétréci des chevilles, des poignets puis des doigts. J'avais perdu des cheveux, repris du poil (de la bête en chambre froide), j'avais réduit de partout, comme un pull cachemire qu'on aurait farci au régime du sèche-linge. J'étais devenue rêche et terne, creusée de fatigue et d'angoisse. Je dessinais dans l'assiette des paysages arides, ou des oasis que je n'ingérais pas. Je ne crois guère aux mirages, mon corps seul s'avéra l'impalpable, l'invisible fantôme. Des paires de glasses inquiétées, puis embuées de tristesse m'avaient sermonnée, encouragée, astreinte à […]. Je buvais loin pour remplir la cruche résonnant résolument creux, une poupée de grès frêle et fissurée de toute part, un pantin prototypé difforme et dysfonctionnel. Thérapie des nourritures, du goût des choses, des faims de l'interdit, AJR ajournés, rien n'y faisait. J'éparpillais quelques mets valeur sûre ; ça passe, ça fortifie, sésame fluide et fenugrec, je suis (yet) debout. La tante Jeanne et témoin m'envoya à la cabane Méditathon réfléchir, et c'est là que je rencontrai Kassel, qui m'accompagna alors jusqu'au centre de Mindful-Essen tout à côté.

Manger en pleine conscience, ainsi être à l'écoute des besoins, des désirs, des goûts du corps

Un exercice qu'à priori seuls quelques rares fanatiques pratiquaient, pour parfois parvenir à se découvrir l'aversion de l'odeur d'un radis ou du bruit que font les blettes sous la canine. Kassel et la tante m’infligèrent de m'adonner à quelques séances initiatiques, ainsi tenter de Vivre le manger. Sur place, on nous installa, moi et quelques autres « dégoûtés » à des tables basses-crème, renversées dans une salle chargée de meubles hypothéqués en sous-sol. Assise en tailleur sur une moquette largement habitée, l'atmosphère y était tiède et s'en dégageait une odeur de plats mélangés. Et puis il fallait s'écouter. Non pas attaquer une assiette creuse et garnie qu'on vous servirait, mais attendre l’assentiment, l'expression sincère d'un corps, prendre le temps qu'il faut pour ça. Comme une enfant punie en classe préparatoire, je patientai sur ma chaise à m'en ruiner le sacrum, celui-là même me suppliant à l'escarre. Le regard noir et inducteur de la maîtresse de maison devant ma neutralité m'incita à quémander de quoi remplir l'ovale modelé à mains nues, les yeux ronds de honte et d'abattement.

À ma table, des appâts, des appeaux, victuailles qui taquinent le gosier, tapissent les écuelles. Le bec en deuil, en DEUG ou en pleine réflexion, je palpite et papille, goûte aux mets proposés. À présent, écoutons. L'attrait au regard des couleurs engrangées, engloutie pour ¼, le temps qui s'étale dans ma bouche. Fonte saveur et texture, le glourrp d'un avalement. Assaisonne-épice les paupiettes, paupières closes, je file aux waters, d'être trop longtemps assise. La séance s'éternise, aux 1/3, je ne tiens plus en place. La glace m'épile l'incisive, le tutti-frutti d'un bond me lève, j'aiguise, je vomis. Première expérience nébuleuse, gourde, je n'ai même pas pensé. Exit Mindful-Essen, décontenancée, mon guest avec moi se retire, mon ventre vide, lui tribule rassasié.

« On pense trop » m'annonce subitement Kassel. J'imagine l'état mental de mon bide, la régurgitation comme citation exemplaire. Qui a le dernier mot ? Je n'ai rien dit que nenni, juste absorbé-dégluti. Le corps exprime le fond de ma trachée. Et encore, je respire mes songes sont muets. Que puis-je p'tain bien déguster de souhaitable pour le stomach difficile ? Kassel me propose alors ceci: « en cas de mauvaise séance, il est conseillé de jeûner quelques jours suivant la débâcle, de juste boire ça. » Il me tend une bouteille d'eau, réinvestie par un liquide orangé. Je ferme les yeux pour éviter à mon ventre toute remarque désobligeante. « Ok », bafouille-je, les joues chinchilla, puis prenant à deux mains la bouteille, fuir Kassel vers le petit coin prévu par chez moi.« À bientôt ». Le ventre a déjà tchek les jambes à pas de galop.

De toute évidence, je ne me perdis pas jusqu'au trône, sombre souvenir de vidange, puis me réveille bordée au lit, une viande froide sur l'épaule. La tante Jeanne, quelques instants plus tard survient, tenant un plateau, la bouteille ocre y repose. Ouergk ! Je mets le lock des paupières, en rêve d'y repartir. Ronfler jusqu'à l'ère où manger n'est plus d'actualité nécessaire.
« Ma petite, ma petite, réveille-toi maintenant, l'heure a tournée et Kassel n'a de cesse d'errer autour du foyer.» J'ai rouvert les yeux sur sa jupe porte-feuille. Les mollets bombés et fermes d'une grande-tante qui a sacrément vécu. Fière. Oh ! Où l'hérédité pourrite m'entraîne, vers quelles origines bancales ? La tante Jeanne est une rescapée des plus sauvages savanes...

[…]

Kassel m'entraîne bras-dessus, bras-dessous, comme à son habitude. Son avant-bras plus épais que mes deux membres du même nom réunis. Il sourit évoquant la session précédente. Entre temps, il a pu faire des allers-retours au centre de Mindful-essen. La maîtresse de maison demeure à ses dires émoustillée par ma prestation dernière. Je rougis devant cet aveu, un nœud papillon dans le ventre, encore chrysalide. Nous nous enfonçons à nouveau dans le sous-sol glacial où des tables aux pattes coupées sont dressées, presque désertes. Un chat s'est assis à la place que j'occupais quelques jours plus tôt. Je frissonne tandis que son poil, aussi, se hérisse. Il observe l'assiette à demi-destinée, composé d'ingrédients aux douces couleurs, sans pour autant y toucher. Expérience t-il le Mindful-essen, m'interroge-je? L'idée de partager ma table avec un félin me ravit. Pas un mot à débiter, suffise un regard entendu, un ronronnement gastrique tout au plus. Kassel louche faisant face au félin à jeun. Je rejoins la tablée, tandis que la maîtresse de maison, en un geste d'osmose, dépose à notre table une marmite qui fume (mousses). Le chat bondit, piqué par les bulles roussies qui émanent d'un semblant de potage vivant. L'odeur, je ne dispose du latin approprié pour définir l'effluve, émet un sifflement que peut être ce qui mijote. Une paire de jumelles très âgées s'est glissée à la table adjacente. Font mine de succuler des escargots de salades roulées dans de la chapelure au curcuma. L'une bavarde, baladant une langue orange-éclatante. Je souris d'amusement, enfin réoriente le regard. Le ragoût ronronne. Le chat statique semble deviner ce qui se confine à l'intérieur de la cuve. Kassel, sans m'observer, remplit une auge d'écume bouillie de coques. D'os aléatoires, segments flottant en l'île bancale de mon assiette. Le félin m'efface un clin d’œil, then frôle de sa queue en panache mon visage déconfit. J'éternue sans le dire, s'ensuit l'étalement des osselets sur la nappe aux reliefs pourpres, un bond renversé de bol. La maîtresse de maison, qui décortiquait de loin, s'époustoufle en excuses. Néanmoins transvase la composition du buffet mi-cuit tombée de mitonné dans mon plat où jusqu'au fond du jus bulle l'attente... J'avale l'aberration, enfourche à la louche comme une poupée à séquelles. Les sequins roussis du chat brillent du spectacle itou.

C'est la fin des haricots

Kassel rit, se resservant, pas le moins du monde perturbé par la sidérante, la scandaleuse. Le chat entame un bloc d’édam vieux. C'est l'Orange, en tranches éparses.

[…]

À trois reprises, je me suis vue engouffrer le sous-sol du centre de Mindful-essen, tantôt ramassée à maintes cuillères par un Kassel des plus robustes, rieurs et pas contrariants. À chaque fois, un désastre gustatif et assimilatoire, m'amenant à la conclusion fébrile : « Ton corps n'a pas prévu de valider or digérer les nourritures terrestres ». De fait, ma corpulence a perpétué dans le rapetissement. La lente et rance descente ou disparition fortuite des limbes de moi-même.
Manger me fait chier. C'est bien peu de le pleurnicher. La tante Jeanne, si au départ confiante, manqua tourner de l’œil en serrant une main glacée et gantée d'os palpable freshly.

[…]

Les semaines ont passé, je n'ai plus quitté la chambre d'hôte de la tante Jeanne. Elle s'y rend matin et soir, parfois dans le courant de l'après-midi, le plus souvent accompagnée de Kassel. Je ne discute pas davantage que je ne mange. Kassel a bien tenté de ramener du centre des restes de plateaux, des friandises inouïes à l'insu de la maîtresse de maison. Comme je n'y touchais plus bien guère, il finit par me demander : « qu'est-ce que je peux faire ? » Visage cramoisi devant mon corps de chandeleur. « Ramène le chat » dis-je, la gorge sèche. Comme si l’animal y était logé, le poil épais-empêtré, menaçant de m'étouffer. Je ne sais comment, ni sous quelles conditions, mon camarade put ramener dès le lendemain le matou, félidé nécessitant, à ma grande différence, quelques nourritures régulières.

En réalité, je me trompais. Dès lors où Felicia eut pénétré ma petite room, le chat se contenta de prendre la pose à un point d'observation moyennement distant de ma personne, ainsi s'engagea dans une contemplation silencieuse et sans trêve. Je voyais dans la vibrance des iris de Felicia la blancheur de mon teint de malade, tandis que cette fine pellicule devenue calque laissait transparaître tout l’intérieur, les organes vaquant au ralenti, le flux sanguin presque stagnant, la mémoire qui bat le tempo lent... Je fermai comme en un clin d’œil décomposé la paupière lisse qui ne résiste plus, une silhouette floue devenue masse claire, orangé d'or... Le chat ouvrit ce qui semblait un bec pointu comme pour me ronronner une comptine, me roule-bouler en cantine, me ressusciter en cantique. Je compris qu'il n'avait ni n'aurait jamais ouvert la gueule pour ingurgiter le moindre repas, ce chat déjà mort à rebours revenait accompli, m'offrait sa précieuse, sa toute dernière, derrière lui l'existence terrestre, traversant la lumière : « je reviendrais miaulement, un nouveau ventre, la gorge dégagée, le ralliement d'âme au corps, les dragées du chat retors » rétorqué-je.